Sandy Amerio interviewée
par Olivier Marboeuf
Olivier Marboeuf : Comment t'est venue l'idée
de réaliser Dragooned?
Sandy Amerio : J'ai été recrutée en tant que chercheur,
début 2010, à l'école supérieure des beaux-arts
de Nantes Métropole (dans le cadre du projet de recherche
F for Real), pour travailler sur les liens complexes
qu'entretiennent Fiction et Réalité dans le cinéma
et l'art contemporain. Le reenactment m'est apparu
très rapidement comme un terrain de jeu idéal. Dragooned
a donc été pensé à l'origine comme un documentaire
sur cette pratique du reenactment qui
consiste à recréer une période historique donnée ou à
mettre en scène un événement militaire passé. La base
historique est librement interprétée par les participants
qui n'hésitent pas à inventer des saynètes plausibles
et à broder autour de leurs connaissances lors de
rassemblements. Les allers-retours entre Fiction et
Réalité (entendus avec une dimension temporelle)
sont inhérents à ce hobby. Je me suis tout de suite dit
qu'il fallait éviter de montrer l'aspect surréaliste voire
comique que peut revêtir la pratique si on filme son
hors-champ. J'ai choisi l'angle exactement opposé : ne
jamais sortir de la logique, la suivre jusqu'au bout et rester
en immersion totale avec les reenactors.
O.M : Comment as-tu trouvé ces reenactors ?
S.A : Ma recherche a débuté par un voyage organisé
au Japon par l'école des beaux-arts de Nantes Métropole.
Trouver un reenactor a été chose simple.
Une rapide recherche Internet m'a permise de contacter
Hiroki Nakazato, reenactor japonais très connu,
« globereenactor » qui parcourt le monde entier pour
reconstituer des faits d'armes. J'ai entamé avec lui un
travail photographique, performatif et vidéo qui s'est
poursuivi sur deux années. C'est Hiroki qui m'a initiée
au reenactment et m'a permis de pénétrer dans ce
milieu qui est assez fermé pour les non-pratiquants
(et notamment à la gente féminine). J'ai participé à
mon premier reenactment en août 2010. Deux cents
hommes étaient présents lors de ce rassemblement.
Le petit groupe que j'ai repéré parmi ces hommes,
avait quelque chose de différent. Ils avaient une
attitude et une organisation militaire, ce qui est loin
d'être le cas de tous les adeptes du reenactment (beaucoup
de reenactors ont une pratique assez dilettante). Ces
hommes que j'avais repéré ne jouaient pas. Il semblaient
véritablement militaires.
O.M : Comment a été pensé le tournage ?
S.A : J'ai pris le parti de travailler depuis l'imaginaire
esthétique dans lequel ces hommes souhaiteraient
idéalement être totalement plongés. N'oublions pas
que l'authenticité historique et l'immersion absolue
sont les conditions de cette pratique. À la suite de mon
repérage en 2010, une chose m'était apparue évidente.
Je devais recréer les conditions d'un reenactment, et le
mettre en scène moi-même afin d'avoir le maximum
de liberté et pouvoir m'affranchir ainsi des conditions
d'organisation spécifiques sur lesquels je n'aurais pu
avoir aucune prise. Il fallait maîtriser les événements
pour pouvoir les filmer en immersion. Avoir le temps
de cadrer, de refaire une scène que le cameraman n'aurait
pas pu avoir à l'image. Les séquences écrites avant
tournage étaient minimales. Celles-ci se limitaient
à un enchaînement plausible de scènes retraçant
la progression du 509. Mon impératif à ce moment
était d'être historiquement « raccord » avec les endroits
qu'avait traversés ce bataillon. Certains lieux du
tournage sont des lieux connus. La porte de la ferme de
Monsieur Maille dans le village du Mitan devant laquelle
les soldats se reposent à un moment, fait partie de ces
lieux par exemple. Une recherche historique importante
a donc été nécessaire pour arriver à faire Dragooned,
en particulier pour la réalisation du faux newsreel au début
du film dont le rythme de montage, la scansion de
l'acteur, le type de commentaire, étaient bien spécifiques.
Les instructions de tournage données au chef
opérateur paraissaient simples : il fallait tourner
comme l'aurait fait un cameraman de l'époque. Ce qui
en soi est très difficile : il ne fallait pas tomber dans les
codes actuels de représentation de la guerre.
Il fallait rester à distance. Regarder la réalité se dérouler
sous nos yeux mais depuis une perspective inversée ; depuis le passé. Le chef opérateur a donc dû lui
aussi se mettre dans la peau d'un reporter d'époque et
donc dans une situation fictionnelle.
Le soldat/reenactor que l'on entend dans le film était le
chef des troupes sur le tournage et c'était assez intéressant
de voir que les qualités graphiques du film que
je voulais obtenir ne correspondaient pas toujours à
des mouvements réalistes tactiquement parlant. On
a dû dialoguer à ce niveau et faire chacun des compromis.
Je me suis rendue compte aussi à quel point
mes représentations guerrières étaient formatées par
le cinéma hollywoodien (et pourtant encore une fois,
j'ai passé des mois à regarder des archives d'époque
pour préparer mon oeil) et que quelquefois celui-ci se
situe bien loin de la pratique militaire véritable.
O.M : Quelle relation as-tu avec le discours du soldat qui
surgit dans le film ?
S.A : Une relation difficile, pénible. Il ne s'agissait pas
de cautionner ce que le soldat/reenactor dit. J'ai moi
même été choquée quand j'ai commencé à faire les entretiens.
Cependant j'ai décidé de ne pas censurer cette
parole, de ne pas faire comme si je ne l'avais pas entendue,
ni de botter en touche en disant « c'est un facho ».
Car j'ai ressenti dans cette parole singulière une douleur,
par delà son contexte d'énonciation (le reenactment
comme réinterprétation, prolongement historique, répétition
du même-différent…) qui rappelons-le, constituait
mon sujet. Donc de me donner l'occasion de mieux
en comprendre les rouages, les basculements.
O.M : Avec le sujet qu'aborde le soldat/reenactor, il y a
quand même le risque que certains n'y voient qu'un
pamphlet extrémiste et passent à côté du propos
de ton film qui est cette spirale de fictions.
S.A : Non, car j'ai intégré ces questions dès le début.
Je ne cache pas que trouver sa forme au film a été un
processus long et complexe, par contre. On peut dire
que j'ai avancé pas à pas. Je me suis battue avec le
texte et les images sur un fil, en me posant des questions
d'éthique et de déontologie. En fait chaque parti
pris esthétique a été mûrement réfléchi pour tenir le
film à distance du pamphlet.
Dans les reenactments en général on se bat contre un ennemi
visible, ici j'ai choisi de ne pas montrer d'ennemi.
Les soldats se battent avant tout contre eux-mêmes et
leurs propres représentations. Dans un pamphlet extrémiste,
l'ennemi, ou tout au moins un signe le représentant,
serait clairement représenté visuellement.
Ici, on suit les hommes et le discours de l'un d'entre eux,
mais on comprend que les images sont de fausses archives
et qu'aucune image d'époque n'a été utilisée.
On s'aperçoit donc que ce qui nous servait de preuve
est un faux. Inéluctablement, l'idée que l'Histoire est
une construction fictionnelle est de fait une hypothèse
incluse dans la mise en scène. Nous sommes en
présence d'une version.
Les soldats sont en tenue de vainqueurs (américains
de la Seconde Guerre mondiale) mais à aucun moment
il ne sont magnifiés. L'identification a été soigneusement
évitée, on ne voit jamais leur visage.
Je ne voulais pas en faire des héros potentiels. Il sont au
contraire niés, raturés de façon violente à coup de rasoir
dans la pellicule. Je pense que le film doit être vu plusieurs
fois pour comprendre les partis pris forts que j'ai opérés.
Le film émet quelque chose par la voix, mais a comme
intégré dans son ADN filmique aussi le point de vue
opposé, sa critique potentielle et la désactivation de ce
qui est dit oralement.
Tout est double dans le film. Pour ne pas censurer la
parole tout en y réchappant. N'oublions pas notamment
en guise ici d'exemple que toute trace du présent
lors d'un reenactment est vue par les reenactors comme
une pollution visuelle. Le présent (tel qu'il est ressenti
par le protagoniste) est donc forcément contraint à
occuper le hors-champs, rejeté comme une menace
visant l'authenticité de l'opération Dragoon recréée
sous nos yeux. Aussi, plus le Présent s'énonce, plus la
croyance dans ce que nous voyons s'effondre.
Fiction et Réalité sont de toute façon des notions perméables
depuis les débuts du cinéma. La Fiction fait
partie de la conception de n'importe quel documentaire.
Je ne dirais pas que j'ai créé une fiction « autour »
du film… j'ai articulé le texte issu des entretiens à la
manière d'un récit fictionnel. Je l'ai travaillé de l'intérieur
pour en rendre visibles certaines articulations.
C'est une nuance de taille. Le traitement fictionnel (la
fiction encore une fois est une partie inhérente du
principe du reenactment) éloigne, distancie le propos.
Mais le soldat/reenactor existe. C'est mon traitement
fictionnel de ses dires qui a donné une structure forte,
mettant en lumière je pense la violence accompagnée
de douleur du personnage. Le film reste un documentaire
sur le reenactment mais qui aussi parle de certaines
forces en présence actuellement en France. Pourquoi cet
homme comme d'autres sont arrivés à penser ainsi. La
fiction me donne un outil de compréhension.
O.M : Comment Dragooned s'inscrit dans le reste de
ton travail ?
S.A : C'est essentiel de dire que Dragooned n'arrive
pas de nulle part. Ceux qui connaissent mon travail
reconnaîtront mes obsessions. La répétition du
Même (différent), les liens entre histoire singulière et
Histoire collective m'ont toujours intéressée au plus
au point, et ce depuis mon tout premier film Surfing
on (our) History. Je m'étais alors posée la question de
savoir comment on peut raccrocher les wagons de
l'Histoire quand dans l'actualité (cette Histoire en devenir)
on en est absent ?
J'avais abordée la chose depuis ma propre famille. J'ai
toujours fait des entretiens et dans des groupes très
différents (je pense notamment à ma vidéo Farid au
Français où j'interviewais un jeune beur prolixe que
j'avais rencontré dans la rue). Ensuite il y a eu Waiting
Time / Romania où j'avais filmé à la fois dans une communauté
tzigane et aussi dans un groupe d'anciens
aristocrates d'extrême droite. Les sous-titres dans ce
film amènent aussi une dimension fictionnelle car ils
ne traduisent pas toujours ce que l'on voit. Ils décrivent
en fait souvent un hors champ temporel. Ce qui
est finalement quelque chose d'assez proche de ce que
j'ai mis en place avec Dragooned. La question du récit
est aussi au coeur de mes préoccupations, ici comme
dans Hear me, et mes travaux sur le storytelling. Dragooned
est un huis clos. Et c'est à peu près le cas de
tous mes films. Mais ici on est aussi en immersion dans
la tête du reenactor.
O.M : Tu as aussi beaucoup investi les codes télévisuels.
S.A : Les cinq premières minutes de Dragooned
empruntent leur forme aux courts métrages d'actualités
(newsreels) produit par l'Office of War Information
aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale.
Le rôle de cette agence gouvernementale consistait à
superviser la propagande américaine et à promouvoir
le patriotisme pour que les américains acceptent cette
guerre qui se déroulait sur un autre continent. L'OWI
a produit 267 films d'actualités appelés United News.
Il est intéressant de noter que ces newsreels, qui ne
dépassaient pas les dix minutes, étaient eux mêmes
à l'époque souvent rejoués par des acteurs. Les cameramen
n'étaient pas toujours sur les théâtres d'opérations
au bon moment, capable de prendre de façon
photogénique l'action pour convaincre de façon efficace.
Ils refaisaient donc les scènes. J'ai procédé de la
même manière. Aucune image d'archive n'a été utilisée
dans Dragooned (malgré ce que dit la communication
que j'ai écrite autour du film et qui, elle aussi,
est un faux).
Au début du film donc il s'agit d'une vision idéalisée de
la guerre, telle que l'on pouvait la voir dans les newsreels.
Ensuite le film (comme si quelqu'un était aux manettes)
repart en arrière avec un bruit de projecteur 16mm. Et
là, la voix du commentateur change de nature. D'américain,
elle passe au français et adopte un style de voix
que nous avons désormais l'habitude t'entendre ; une
voix télévisuelle, codifiée, nous raconte l'opération
Dragoon. Lemmy Constantine, l'acteur qui a prêté
sa voix au film, est un acteur qui travaille beaucoup
pour la télévision. Les mêmes images sont maintenant
colorisées. On s'aperçoit cependant très vite que
quelque chose cloche. Subtilement l'Histoire collective
et l'histoire personnelle du personnage qui commente
les images vont se croiser, se recharger mutuellement
pour nous encercler dans une logique que nous n'avions
pas forcément envisagée et devant laquelle nous
restons sans voix. On est tellement habitués désormais
à ce code télévisuel qu'on est désorientés. La télévision
a ouvert cette boite de Pandore : les archives de la Seconde
Guerre mondiale sont aujourd'hui allègrement
colorisées, retouchées, recadrées, accompagnées d'un
commentaire narré (donc véhiculant inéluctablement
l'idée de Fiction)… cela amène potentiellement tout
droit à Dragooned.
Je pense que le film nous incite à affiner nos outils critiques,
à comprendre les lignes de partage entre histoire
personnelle et Histoire collective. J'ai travaillé
à partir de codes télévisuels, mais dans ce documentaire,
nous sommes face à nous-mêmes, en train de
suivre ces hommes dans leur vision des choses et de
l'Histoire. Personne n'est là pour nous dire comment
nous devons nous y prendre, ce que nous devons voir,
ni si nous devons croire ce qui est dit… Contraints et
forcés (traduction littérale de l'américain dragooned),
de développer peut-être des stratégies de défense, de
réagir, de suivre les soldats dans une réalité qui peut
être perçue comme parallèle (le bruit de la pellicule
qui casse à la fin du film veut signifier cela), mais pas
contraints et forcés d'adhérer ni même de croire à ce
qui est dit. Encore une fois le film est double, ce qui
justement lui confère son pouvoir. Dragooned est
un voyage dans le temps et son retournement comme
la peau d'un lapin que l'on aurait dépecé jusqu'au présent
spécifique d'un soldat français d'aujourd'hui qui
lui-même reconstitue ce passé car il se trouve qu'il est
aussi reenactor. La boucle est bouclée…
O.M : Ton travail s'inscrit clairement dans la tradition
du faux cinématographique.
S.A : Les reenactors étant aussi collectionneurs, ils
ont souvent l'obsession de savoir si un uniforme est
d'époque ou s'il s'agit d'une copie, si tel item est un vrai
ou un faux. Les reenactors se jaugent sans cesse sur ce
critère. Un véritable marché parallèle du militaria
existe. Gare à ceux qui ne sont pas assez authentiques et
qui pourraient mettre à mal la crédibilité de l'événement.
À moins d'être considéré comme Farby. Far be it
from authentic… loin d'être authentique ou n'accordant
pas assez d'intérêt à être authentique. C'est une notion
spécifique que j'ai développée avec Hiroki Nakazato dans
mon travail plastique.
En dehors de cet aspect relatif au reenactment, travailler
sur les concepts de réalité et de fiction amène
de toutes les façons inéluctablement à se poser la
questions du vrai et du faux. Le nom du groupe de
recherche auquel j'ai participé marque d'ailleurs cet
intérêt dans son nom : F for Real. Ce nom est un clin d'oeil à Orson Wells, à « La Guerre
des mondes » interprété par Wells le 30 octobre 1938 et
retransmis sur CBS et qui avait été tellement bien fait
qu'il avait créé un vent de panique parmi les auditeurs.
Il y a aussi dans Citizen Kane la célèbre série de newsreels
The March of Time (connue pour dramatiser la réalité
par le biais de la fiction) et qui devient News on
the March pour introduire la complexité du personnage
de Kane. Le faux devient un révélateur y compris de sa
propre fausseté. Encore une fois les choses sont bouclées.
L'armée américaine a aussi été très inventive en fabriquant
des faux pratiquement science-fictionnels
qui étaient destinés, de façon générale, à entrainer
les soldats à concevoir n'importe quel ennemi futur,
même le plus improbable. Je pense à ce film incroyable
provenant de la série The Big Picture : The Aggressor.
On est de plain-pied dans la science-fiction
ici, alors que le but était de fournir des situations
réalistes pour la formation des soldats américains.
Mais j'ai surtout été très marquée par It happened
here de Kevin Brownlow et Andrew Mollo (1965). Ce
film entre faux documentaire et uchronie imagine
(seulement onze ans après la fin de la seconde guerre
mondiale, rappelons-le) que l'Armée du IIIème Reich a
envahi l'Angleterre en 1940. Le réalisme était le souci
principal des cinéastes qui souhaitaient répondre par
l'exemple à une affirmation que Brownlow avait souvent
entendu en Angleterre après guerre à propos du
nazisme: « It could never happen here » (ça ne pourrait
jamais arriver ici). Brownlow a pris cela au mot en se
demandant ce que cela au contraire aurait pu donner
si cela était arrivé en Angleterre en 1940. Nous
suivons la vie d'une infirmière qui semble ne pas
être hostile à l'occupant, voire qui collabore avec l'ennemi.
Le point de vue n'est donc pas celui (classique
de l'après-guerre) de l'opposant ou du résistant, mais
celui de quelqu'un qui pense que la vie doit continuer
et qu'il faut s'adapter. Le film est très subversif.
Même encore aujourd'hui. De nombreuses critiques
avaient été faites au film aussi car les cinéastes
avaient fait rejouer à de vrais SS leur propres rôles, ce
qui aurait pu être assimilé à de la propagande déguisée.
Un scandale à l'époque. Maintenant c'est un film
culte. Brownlow a été reconnu pour l'ensemble de
son travail (c'est par ailleurs un spécialiste du cinéma
muet) et a été oscarisé dernièrement. Mollo est devenu
par la suite l'un des consultants historiques les
plus en vue du cinéma (pour Le pianiste de Roman
Polanski, par exemple). Il est d'ailleurs très apprécié
des reenactors qui sont aussi en général des connaisseurs
des films de guerre.
Dragooned a pris sa source dans cette tradition
bien spécifique du faux cinématographique. Il est intéressant
de noter que la guerre (qu'elle soit guerre
de communication et/ou militaire) constitue le décor
thématique sur lequel ces faux prennent ancrage.
Cependant ici, et c'est une précision importante, le
soldat/reenactor existe vraiment. Aucune ligne de son
discours n'est une invention de ma part (seules les
cinq premières minutes du newsreel en anglais ont
été écrites par moi selon un modèle bien connu).
O.M : Comment la fiction est-elle intervenue dans ton
traitement ?
S.A : La distanciation est au coeur de mon travail. Je
dispose dès lors de différents outils qui sont autant
d'outils d'analyse.
La fictionnalisation (non indexée sur l'identification)
fait partie de cet éventail. À partir des entretiens que
j'ai faits avec le soldat/reenactor, il m'a fallu construire
le film, et une grande partie se fait au montage. Montage
du texte en premier lieu. Des mois pour trouver
une structure viable à partir de plusieurs entretiens
enregistrés avec lui, des heures de discussion. Des
mois aussi à élaguer le texte sans le trahir. À m'en
tenir à distance tout en l'analysant. Et pourtant travailler
cette matière délicate, explosive. Documenter
donc s'abstraire. Et en même temps travailler la matière,
n'exister qu'à travers le montage. ça a été long
et émotionnellement difficile. La courbe dramatique
du personnage commence par le modèle (le newsreel
héroïque), puis passe par une progression intégrant
simultanément les désirs de conquête et les stratégies
de repli, pour enfin finir par l'incapacité d'obtenir la
récompense promise au début du film (le mémorial
accompagné des mots « vomi », « pisse », « chie »). La
Mort symbolique est sur le chemin. La courbe narrative
du personnage est ainsi polarisée. Je pense que
c'est ce qui donne aussi sa force au récit. J'ai conçu
le film de manière à ce que des courbes temporelles
entrent en collision à retardement, puis se retournent
brutalement comme un gant (ou plutôt comme un repli
stratégique). La question temporelle est en effet au
coeur du film (comme elle est au coeur du reenactment).
J'ai toujours en tête cette définition du Temps de Saint
Augustin, que je trouve magnifique : « Il y a trois temps,
le passé, le présent, l'avenir, mais il serait exact de dire : il
y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent
au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. Il y a
en effet dans l'âme ces trois instances, et je ne les vois pas
ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à
l'avenir, l'attente. »
Ce que nous regardons n'est pas ce que nous croyons
voir. Un glissement temporel dans le fil du récit met à
mal l'authenticité du document d'archive pour décrire
une autre réalité (celle de ceux que nous découvrons
être des reenactors).
O.M : Il y a, au coeur du film, une relation particulière à
l'Histoire.
S.A : La vision politique du présent du soldat/reenactor
émane de sa compréhension du passé. L'une et
l'autre se rechargeant sans cesse. Le passé reconstitué
offre ainsi dans le film un terrain d'énonciation
au présent, un exutoire. Un moyen de transcender
les difficultés rencontrées au jour le jour par le soldat/
reenactor qui se sent (à tort ou à raison) nié. Il
donne pour moi la sensation d'habiter l'Histoire
comme si celle-ci était un bunker. Un bunker destiné
à le protéger en cas de conflit futur - conflit autant
redouté que souhaité par le protagoniste d'ailleurs.
Mais l'Histoire c'est aussi comme une couverture
qui le protège lorsqu'il dort.
Le soldat/reenactor s'exprime beaucoup par analogies
temporelles, et à partir de faits historiquement vérifiables,
en prenant aussi pour appui l'idée que l'Histoire
se répète, que l'Homme n'est pas bon par nature
et qu'il est toujours dans des logiques de conquête
et de domination. La puissance de frappe, d'évocation
de ses paroles est ce qui marque le spectateur,
je pense. Ses paroles font image. Ainsi progressivement
le film imbrique des images aux images qui
ne cessent de se superposer. Des strates successives
sont créées et on peut voir le film sous différents aspects,
aucun ne pouvant être définitif.
Il y a un déficit de représentation de l'opération Dragoon
qui est une opération très peu connue alors
qu'elle a été importante. Le déficit de représentation
ouvre toujours une brèche interprétative, quelque
soit le sujet. Et c'est ce passage que nous empruntons.
Un déficit de représentation amène un autre déficit
de représentation, celui du soldat qui se sent nié,
coupé de la société aux yeux de laquelle il aspire à être
un héros (ou tout au moins à être reconnu à sa juste
valeur, ce qu'il pense ne pas être le cas).
O.M : Le traitement de la voix est complexe ; elle intègre
de nombreux registres et niveaux de relation avec
l'image.
S.A : Je cherche des moyens de « dire le monde ». Je
ne cherche pas à développer une thèse. Les subtilités
du traitement de la voix sont destinées, en premier
lieu, à expérimenter le reenactment de l'intérieur, à
faire comprendre par l'expérience, les champs qu'il
travaille, les questions qu'il peut potentiellement
mettre en jeu. Avant tout, donc, Dragooned est
un film sur le reenactment et son milieu.
La voix-off
des cinq premières minutes force l'interprétation des
images. C'est une voix-off de type propagandiste, à la
gloire des soldats américains de la seconde guerre mondiale.
Quand le film est rembobiné, la voix-off change
de nature pour se rapprocher d'un type de voix-off
actuelle, que nous entendons dans les nombreux
documentaires colorisés sur la Seconde Guerre mondiale,
diffusés à la télévision.
C'est une voix-off narrée et c'est précisément à ce moment
que la fiction est introduite. C'est une voix-off
très codifiée, très formatée et qui là aussi est toujours
dans le forçage. Le Temps de cette voix a par contre
évolué. Nous sommes dans le présent, portant un
regard sur le passé.
Puis, un déplacement du régime
de la voix s'opère après le générique Dragooned et
c'est ce qui commence à rendre l'objet filmique insaisissable.
À partir de ce moment quelqu'un nous parle
et nous raconte quelque chose qui prend sa source
dans l'enfance et dans une image de paysage sans
soldat. Cette voix n'est pas une voix de propagande,
c'est une voix qui parle depuis le souvenir, elle est de
plus truffée de fautes de syntaxe, de gros mots, d'expressions
de la vie de tous les jours, que j'ai volontairement
laissées. C'est celle d'un homme pas une
abstraction idéologique destinée à convaincre. Cette
voix parle de cette vétusté, rusticité de l'équipement
donné aux soldats français. Rusticité qui fait écho
curieusement avec les images que nous voyons qui
sont des images de la Seconde Guerre mondiale (où
évidemment l'équipement est d'un autre âge).
Les images sont comme rechargées. Les images (qui
sont les mêmes qu'au début) sont dès lors montées
avec un rythme beaucoup plus lent, qui nous
montre des choses qui avaient été coupées au montage
de propagande des cinq premières minutes. Par
exemple : le soldat manque de se casser la figure. Ce
plan est accompagné de la voix qui dit « on est tellement
dans la merde qu'on nous laisse faire ». La voix et l'image peuvent possiblement décrire et
correspondre mais dans cette description il y a un
décalage qui commence lentement à nous faire douter
de la véracité des images.
Ici il y a un point de bascule très important, une articulation
déterminante, et qui donne tout son sens au
film : « Non le seul moyen c'est d'admettre qu'il y a un ennemi
». Et là que voyons-nous ? Alors que les hommes
avaient auparavant la capacité de tirer (flammes et
bruitages du newsreel), plus rien ne sort des fusils
alors que les soldats s'escriment toujours à faire feu...
C'est comme s'il y avait un bug de la représentation.
Dès lors le commentaire se présente comme un point
de vue seulement possible en tant qu'hypothèse sur
la Réalité puisque l'image même vient contredire ce
que dit le personnage. Ils se battent contre rien. Le
spectateur est libre d'interpréter cette invisibilité.
De penser qu'il s'agit d'un déni de la société française
(qu'un danger venant d'un islamisme radical existerait
comme tente de le souligner la voix ) ou de penser
que le personnage invente un ennemi fictionnel qui
n'existe que dans sa tête parce que sa survie même
en tant que soldat dépend de cette fabrication d'un
ennemi. Nous sommes dans une dualité inextricable.
On glisse en fait d'une voix-off, très propagandiste
(les dix premières minutes) à ce que Serge Daney
appelle une « voix through ». Une voix à « travers
l'image », une voix qui littéralement traverse de part
en part l'Histoire qui s'effondre comme un corps
mort, une fois que les reenactors en ont quitté les
costumes. Une voix spectrale qui provient aussi d'un
souvenir fondateur (le père) d'une identité troublée
(par un Autre tenu à distance). Une voix de traverse
qui par nature est très mystérieuse.
Le spectre de l'Histoire réinterprétée, prolongée
jusqu'au présent (hors champs d'abord puis nié,
rayé), occupe le terrain.
Ce traitement de la voix fait
écho au traitement que j'ai opéré avec les images qui s'apparenterait
à ce que Freud appelle le Durcharbeitung
(travail «à travers»). On répète les images, on les revoit
encore une fois, elles se rechargent à chaque fois.
Ici on touche au processus de recherche que j'ai mis
en place avec le reenactor japonais Hiroki Nakazato
(Restage, Replay, Reload). La répétition amène à une
reformulation notamment esthétique et à l'exposition
d'un trauma vécu par le soldat/reenactor (les
corps allongés).
L'image vide de tout soldat constitue une image refuge,
une image un peu plus rassurante, une image de l'enfance,
mais où déjà la question du conflit est présente
(Zaïre 1978). On s'y entortille comme dans une couverture.
On semble morts mais on se relève, presque
comme un mort-vivant car on sait qu'on peut retomber
un peu plus loin. C'est ça le reenactment. Dans le
film, je ne me permets pas de juger de la justesse de ce
trauma ; qui le pourrait d'ailleurs? Je l'expose comme
une souffrance vécue et avec toute la violence qui s'exprime
comme un retour de flamme. Contrairement
à ce que l'on peut penser, la voix qui parle, se pense
elle-même comme une voix du faible et non pas toute
puissante. C'est une voix qui exprime sa propre Mort,
ce qui n'est jamais le cas dans une voix propagandiste
où la force et la toute-puissance sont exaltées.
La voix
ne reste pas invisible. Elle se désigne au moment, par
exemple, de la baignade : « C'est moi là ». Elle est incarnée.
À quelques rares moments (par exemple sur le parapet
lorsqu'un des soldats pleure quand ses amis sont morts
allongés) cette voix change encore de régime et passe à
une voix-out c'est à dire qu'on voit les lèvres bouger de
façon synchrone avec la voix.
À plusieurs endroits dans le film, il y a ces points de
contact où le régime de la voix change, comme un
débrayage pour se réenclencher. C'est ce qui tient le
spectateur en alerte aussi, à l'écoute, et qui le pousse
à progresser avec les soldats.
Le point de vue devient le « point de voix » et la focale
émotionnelle change, on peut changer de camp, de
la même manière que dans le reenactment on est amenés
à incarner différents personnages, de différentes
époques, de différentes nationalités, et différents
points de vue…
Je crois que la parole, son articulation, permet de montrer
la complexité des choses et que quelque part entre
la réalité que l'on se fabrique, celle à laquelle nous sommes
confrontés et la mise en fiction que j'opère à travers le
montage, émerge le réel, violent, insondable, éminemment
existentiel. Je pense que Dragooned donne à expérimenter cela.
Propos recueillis par Olivier Marboeuf