Sandy Amerio interviewée
par Frank Lamy et Julien Blanpied
Credits
Sandy Amerio pendant son concert War Songs au musée du Mac Val.
Photographie
Thomas Louapre
extrait VIDEO
Comment as-tu perçu l'invitation qui t'est faite
de participer à ce cycle d'expositions autour de
l'économie ?
Sandy Amerio : J'aime le « autour». Très différent du « sur». Nous
ne sommes pas dans les certitudes, on cherche.
C'est un peu comme décrire une forme, sans
circonscrire. Se mesurer au périmètre, au champ
de recherche en question. Métaphoriquement
aussi, c'est peut-être comme le fait d'épier un
fort que l'on va bientôt attaquer (allusion à la video de Sandy Amerio Basement produite pour l'exposition). On fourbit ses
armes. C'est plutôt de cette manière-là que j'ai pris
l'invitation. Cela coïncidait parfaitement avec mes
recherches et projets en cours.
Où se situe, pour toi, la dimension économique ?
S.A : C'est en tout premier lieu une question très concrète
qui se pose (d'ailleurs pour tout travail artistique).
Comment finance-t-on un projet ? Quelles valeurs
ajoutées celui-ci crée-t-il ? En termes de temps,
d'énergie, de lien social. Combien ce travail vaut-il
? Quels sont les critères d'évaluation ?
Je me suis de plus particulièrement intéressée au
management, à des théories économiques, ainsi
qu'à l'entreprise. J'y vois une certaine poésie. J'ai longtemps étudié le business storytelling, qui est une
pratique managériale anglo-saxonne1. Ça a donné
ce vaste projet qu'a été Storytelling (présenté
à l'Espace Paul Ricard à Paris et aux Laboratoires
d'Aubervilliers en 2004), ainsi que la sortie de mon
premier livre2.
J'ai aussi, dans d'autres films, questionné en creux
l'économie. Par exemple dans Waiting Time /
Romania (réalisé en collaboration avec Alexis Davy)
ou dans Surfing on (our) History. Pour Waiting
Time, un sous-titre revenait assez souvent dans le film qui était « La Roumanie attend l'Europe », et
j'avais filmé dans deux filiales françaises implantées
là-bas : Lafarge et France Telecom. Économies
de rencontre de l'Autre. Dans Surfing, c'était le
personnage de ma mère qui était toujours à parler
du changement de monnaie, de l'euro et aussi de
ses difficultés financières. J'ai également tourné
Freine Tiphaine Freine, qui parle du freinage à
l'usine, ainsi que Sorties d'usines, avec les ouvriers
de l'usine OCT à Dourdan.
Tu réalises un projet spécifique pour l'exposition.
Peux-tu nous en parler ?
S.A : Dernièrement, j'ai davantage abordé des questions
qui touchent à la stratégie militaire. Et notamment
ce que l'on appelle les PSYOPS3, d'où le titre de ma
proposition pour le MAC/VAL.
Je propose un concert. c'est une forme nouvelle
pour moi. J'ai écrit les textes que je chante,
accompagnée à la guitare par Jean-Marc Montera4. Mes
textes tournent tous autour de l'économie, de la
guerre et de l'amour.
Et puis Basement, tourné à New York dans le
Fort Wadsworth sur Staten Island, est projeté.
Avec PSYOPS, ton travail semble prendre une
nouvelle direction, plus « sentimentale » en un
sens. Comment relies-tu ce film au reste de ta
production ?
S.A : La question de la distanciation5 (au sens brechtien
du terme) est très importante pour moi. Par
exemple, dans Surfing on (our) History où je me
mettais en scène, ma famille rejouait son propre
rôle dans la seconde partie du film. Les affects
étaient présents mais toujours mis à distance ou
en tous cas mis en perspective.
Je suis assez d'accord avec le plus sentimental dont vous parlez.
J'essaie de mettre davantage de peau, de chair.
D'être en empathie avec mes personnages. De les
aimer.
La chanson écrite pour Lynndie England exemplifie
cette nouvelle direction. C'est difficile d'avoir de la
compassion ou une quelconque relation intime avec une image. Qui plus est avec l'image d'une femme
en train de torturer ou simulant la torture. Que
peut-on dire devant une tel le image ? Indignation
évidemment. Collective. Mais l'indignation empêche
aussi de se poser d'autres questions, de donner
une suite à l'histoire. De penser l'image d'un point
de vue plus personnel. De recharger l'image pour
s'en libérer, de l'exorciser.
D'une manière plus générale, comment,
en quelques mots, définirais-tu la colonne
vertébrale de tes recherches ?
S.A : J'ai bien peur d'être atteinte de scoliose… Mes recherches sont assez éclectiques. Il y a des choses récurrentes tout de même. La narration, et la recherche constante des idées et théories diverses que la société produit.
Les PSYOPS, le storytelling, les faits divers… Ce que l'on pourrait appeler des phénomènes extra-artistiques sont le moteur de tes projets. Comment articules-tu cet intérêt quasi anthropologique au champ artistique ?
S.A : Pour moi, ces phénomènes « extra-artistiques » ne sont pas pour autant déconnectés des questions esthétiques contemporaines. Les catégories, la fragmentation des savoirs empêchent de penser réellement le
monde et d'avoir un point de vue critique. Chaque chose est liée à une autre, en premier lieu à son contraire, à ses ressemblances, jusqu'aux infimes différences. Les liens, les tensions, les noeuds
me passionnent. Qu'ils soient d'ailleurs réels ou totalement fictifs, analogiques ou métaphoriques. C'est une des raisons pour lesquelles j'adore par exemple les légendes urbaines qui sont toujours construites de cette façon. Toutefois, si les liens sont omniprésents, certains sont plus intéressants à mettre en lumière, pour redonner un sens aux choses. Recharger. C'est une quête mystique. Elle est un peu illusoire et sans fin. On ne peut tout embrasser, donner du sens à chaque chose. Cela peut paraître étrange pour une artiste, mais vous n'entendrez jamais dans ma bouche des mots comme post-modernisme, avant-gardes… C'est un vocabulaire que je n'utilise pas, qui n'est pas opérant selon moi. Je ne pense pas à partir du champ esthétique ; du moins pas à partir de celui de l'art contemporain, qui serait plutôt un décor, un contexte, un cahier de tendances dont je suis au fait, mais
qui n'est pas un vecteur.
Il ne s'agit pas simplement de nourrir ma pratique
de connaissances diverses et variées, mais de
réinjecter, de recharger les champs de recherche
les uns par rapport aux autres. Je pense que cette
tendance se retrouve aujourd'hui à l'échelle de la
société et dans la recherche au sens large. Ce qu'il
est assez intéressant de souligner, c'est que cela
se fait par le biais de la fiction. Pour n'en donner
qu'un exemple, Francis Affergan6 tente de donner
un souffle nouveau à l'ethnologie par le biais de
l'introduction des principes narratifs.
C'est ce qu'explique aussi très bien Christian Salmon
quand il parle de l'avènement d'un néocapitalisme
et, avec lui, d'un individu narré7 ou storié qui
remplacerait peu à peu l'individu exploité, dominé
ou simplement aliéné. Ce qui est intéressant, c'est
de savoir quelles histoires seront racontées et dans
quels buts.
Propos recueillis par Frank Lamy et Julien Blanpied
1 Pratique managériale qui consiste à raconter des histoires aux managers dans les grands groupes pour générer chez eux certaines émotions et pensées, dans le but de pouvoir faire passer des réductions de personnel, des délocalisations…
2 Sandy Amerio, Storytelling, index sensible pour agora non représentative, Paris, Les Laboratoires d'Aubervilliers/Espace Paul Ricard/École nationale supérieure des beaux-arts, 2004.
3 "Psychological operations ore operations planned to convey selected information and indicators to foreign audiences to influence their emotions, motives, objective, reasoning, and ultimately the behovior of foreign governments, organizations, groups, and individuals." Joint Chiefs of Staff, Doctrine for joint Psychological Operations, JCS Publication, no 3-53 (Washington OC. U.S joint Chiefs of Staff, 10th July 1996)
4 Fondateur du Groupe de recherche et d'improvisation musicale et cofondateur de Montévidéo, centre de créations contemporaines à Marseille.
5 "Le principe des procédés de distanciation consiste à faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite. L'objet devient étrange. La distanciation consiste vraiment à casser l'identification. L'objectif recherché est d'inciter le spectateur à prendre ses distances par rapport à la réalité qui lui est montrée, de solliciter son esprit critique. Le but est d'aviver la conscience. La distanciation a un effet politique de désaliénation (non pas dans la mesure où des réponses seraient apportées, mais plutôt par le fait qu'elle met en évidence les caractères essentiels des discours orchestrés par le spectacle). La distanciation peut être rapprochée de la mise à nu du procédé. il s'agit de défaire l'illusion en soulignant le caractère construit de la réalité représentée. Bernard Dort, au sujet de la distanciation, in Lecture de Brecht, Paris, Seuil, 1960.
6 La Pluralité des mondes, vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, 1997.
7 Nouvelle édition de Verbicide, à paraître en mars 2007 chez Actes Sud, coll. " Babel